Avant-propos
Ils ont osé !
Ils ont détruit le haut de mon village !
Qui « Ils » ?
Eh bien, les pouvoirs publics. Pour lesquels ont œuvré, avec zèle et
soumission devant les exigences du progrès, les techniciens et ingénieurs des
Ponts et Chaussées.
Ce service, créé en 1716, s’est acquitté avec
conscience de la construction et
de l'entretien des grandes infrastructures de transport. Dans ce cadre, il
disposait des outils juridiques pour faire prévaloir « l’intérêt général
sur les intérêts particuliers ». A telle enseigne qu’il a été fréquemment
suspecté, par les contraintes « technocratiques » qu’il imposait, de
faire fi de toute considération économique ainsi que de tout respect de
l’environnement.
Or, j’ai
moi-même largement contribué, tout au long de ma carrière professionnelle, à
asseoir cette suprématie avec comme justification « l’intérêt
public ».
Je devrais donc
être considéré comme complice, car, appartenant à la même corporation,
j’ai agi de façon similaire sur le territoire dont j’avais la charge, avec la
même détermination.
Et maintenant, à
chaque fois que j’emprunte les bretelles de la voie à caractéristiques
autoroutières, je me dis avec un pincement au cœur :
« A
cet endroit se situait l’auberge avec son ambiance si accueillante du temps de
mon adolescence et de celui de mon entrée dans l’âge adulte. Là, offrant sa
façade colorée au carrefour, s’élevait l’hôtel restaurant, d'une petite taille
certes, mais dont le patron - en
réalité un cousin - racontait souvent de « belles » blagues. Ici se
trouvait la forge, creuset de vie sonore s’il en est, endroit obligé mais
convivial de « passage » de tous les agriculteurs environnants pour,
entre autres, régénérer les socs de charrues. En ce lieu plein d’entrain, se
sont succédé, aussi, des générations de cousins.
Nous étions
donc, dans cette partie de hameau, une grande famille, à laquelle appartenaient
à part entière les aubergistes, offrant leur exceptionnelle attention destinée
à se sentir vraiment chez soi.
Alors, ces clichés
de la vie d’antan, incrustés à jamais dans ma mémoire, ressurgissent d’instinct
quand je quitte cette « autoroute » froide et impersonnelle
pour me livrer à ces échangeurs tristes et convenus. Ceux-ci sont bien les
vrais responsables de la disparition de ce cadre villageois à l’âme que je
chérissais.
Le cliché supérieur de la couverture de ce livre se veut très
explicite à cet égard. Il montre cette partie d’agglomération dans les années
soixante-dix. Le flou « artistique » de cette photo lui confère avec
bonheur, me semble-t-il, un caractère mystérieux qui sied bien aux souvenirs et
sentiments jalousement gardés jusque-là. On remarque bien cependant l’enseigne
« Mobil » balisant le poste d’essence. De l’autre côté se trouvait
l’auberge, le bâtiment bas derrière le transformateur d’époque étant la salle
de bal. Là même où se sont déroulés le repas et la soirée de mon propre
mariage !
Mais…, trêve de
souvenirs, car une voix peut marteler :
« Vous
aussi vous succombez à la tentation du retour dans le passé, à la lâcheté de
vous réfugier dans cette vision d’un autre âge pour revivre « le bon vieux
temps ». Vous niez ainsi toute évolution heureuse de la condition humaine
générée par le progrès dans tous les domaines. »
J’avoue que ce
« rappel à la raison » m’offusque et m’embarrasse à la fois.
D'abord, je
réagis :
Serais-je le
seul à entrer dans le « confort » de la nostalgie ? Après tout,
revivre le passé c’est aussi et surtout rendre hommage à nos aînés, aujourd’hui
disparus. C’est bien grâce à eux, à leur travail acharné dans un métier vénéré,
à leur affection, à l’éducation prodiguée, à leur exemple, que nous pouvons
apprécier de nos jours le bien-être dans lequel nous baignons.
Pourquoi aussi
ne pas faire référence à Anatole France dans « La vie en fleur »
(1922) :
« Le passé c'est notre seule promenade et
le seul lieu où nous puissions échapper à nos ennuis quotidiens, à nos misères,
à nous-mêmes. Le présent est aride et trouble, l'avenir est caché ».
Seulement,
voilà : nous devons vivre avec le présent et conserver confiance en
l’avenir pour nos enfants et les générations futures. Je dois donc modérer ma
vision par trop passéiste.
Dans le cas
présent, ce village, en fait, ne m’ap-partient pas plus qu’à d’autres et je ne saurais me satis-faire de mes seuls sentiments de regrets, en
regard de la disparition du cadre gai et stimulant de sa partie active.
Ma propre mémoire,
sélective, ne restitue que partiellement et subjectivement les événements en ce
lieu qui ont marqué notre enfance, notre adolescence, mais aussi,
pour certains, tout un pan conséquent de leur vie.
Je viens d’écrire « notre » à deux reprises. En
voici la raison : nous étions (et certains encore) plusieurs copains et
copines à habiter ce hameau.
Alors, alors, je crois détenir la clé pour lever mes doutes et mes
hésitations.
Pourquoi ne pas associer mes anciens compagnons à la réalisation de
ce livre pour, non seulement faire revivre largement le passé de ce village,
mais aussi aborder ce havre de paix de campagne où il fait encore si bon vivre ?
Pourquoi ne pas adjoindre aux visions et histoires pittoresques
d’antan une évocation de la vie d’aujourd’hui ?
C’est dans cet esprit que j’ai voulu que le second cliché de
couverture révèle une partie du village telle qu’elle se présente de nos jours.
Très édifiant et encourageant, il me semble...
Dès lors, j’ai lancé l’invitation :
« Mes copains, mes camarades, j’ai besoin de vous. Je veux bien
mettre en musique le village du Breuil d’hier et d’aujourd’hui, mais je me sens
incapable d’en écrire seul la partition. Je compte sur chacun de vous et,
naturellement, si vous le souhaitez, je mentionnerai bien volontiers mes
références »
°
° °
Alors ils sont venus ! Ils étaient tous là, ou presque - je
pense particulièrement à Raymond durement empêché par sa maladie et à Colette
-. Ils ont répondu spontanément présents et, autour de l’accueillante table
généreusement mise à notre disposition par Jeanine, nous avons, à bâtons
rompus, vécu intensément une séquence nourrie de souvenirs et de sentiments
personnels.
Après-midi inoubliable. Il y avait là
des anciens, mais aussi des « témoins » plus jeunes et moins marqués
par « l’amputation » du hameau. Cette diversité dans le temps, qui
s’étale en fait sur une génération, a conduit à tempérer les conséquences de la
disparition du haut du village, ressentie ici ou là, très durement. Car,
au-delà par moments d’une émotion légitime palpable, émergeait un panégyrique
nourri de scènes d’autrefois faisant plus que réchauffer les cœurs.
En effet, se trouvaient oubliés pour un
temps les soucis et les épreuves - parfois cruelles -, subies au cours de
l’existence. Ne se livraient sans retenue, faisant fi de toute considération
d’apparence physique, sociale ou autre, que des visages rayonnants, heureux de
libérer leur mémoire intarissable...
Oui, sans conteste, le hameau du Breuil mérite bien la parution d’un
livre et chacun se montre bien décidé à s’y employer...
Aussi, de multiples échanges se sont-ils avérés nécessaires pour le
mettre au point afin de lui conférer une réelle attractivité, grâce à cette
volonté de relater l’histoire de notre village, agrémentée de scènes où
l’humour et la dérision foisonnent.
Il s’agit
d’une œuvre collective et donc, tout au long de cet ouvrage, le « je »
n’apparaîtra plus en règle générale. Il laissera la place au « nous »
avec utilisation des prénoms pour bien mentionner la part déterminante apportée
par chacun.
Toutefois, l’emploi des guillemets permettra de
retranscrire à la première personne, saisis dans le vif lors des rencontres,
les propos et les réflexions spontanées, les souvenirs heureux ou malheureux
ainsi que les « histoires » croustillantes qui feront rêver avec
délice, j’en suis sûr, les esprits d’aujourd’hui
De cette œuvre voulue en commun, sous
forme d’hommage, il est espéré un accueil plus que favorable. Et qu’il soit
permis de penser que le lecteur, parvenu au terme de son parcours, pourra
assurément déclarer :
« Ils ont bien rendu hommage à leur village »
« Ils ont osé ! »
Jacques René Fournier